LES SOURCES – Marie-Hélène LAFON – Ed. Buchet. Chastel – 2023
Un dimanche ordinaire dans la vie ordinaire […] des gens normaux qui n’ont pas peur tout le temps… (p. 80).
Une œuvre : Les sources
« Il dort sur le banc. Elle ne bouge pas, son corps est vissé sur la chaise, les filles et Gilles sont dans la cour. Ils sont sortis aussitôt après avoir mangé, ils savent qu’il ne faut pas faire de bruit quand il dort sur le banc. Claire a refermé derrière elle les deux portes, celle de la cuisine et celle du couloir ».
C’est ainsi que débute le dernier roman de Marie-Hélène Lafon. La vie quotidienne d’un couple et de leurs trois enfants dans le huis clos d’une ferme isolée du Cantal.
Sauf que … Dans le silence écrasant de ce qui est tu, « parce qu’il faut tenir son rang » et « faire semblant devant les gens, tous les autres sont les gens, même sa mère, son père, et ses sœurs », s’élabore la douloureuse libération d’une femme brisée, méprisée, dévastée moralement et physiquement par un mari violent. « On » sait, mais on se tait.
Cent dix-huit pages, trois chapitres de plus en plus réduits, trois sauts dans le temps, 1967, 1974 et 2021, pour dire successivement « la mère », « elle » – elle ne sera jamais nommée – le père et l’une des trois enfants terrorisés par la violence conjugale.
Rien ne l’a préparée à un tel enfer mais elle trouvera pourtant la force de s’en arracher pour « sauver les enfants » et sans doute se sauver elle-même.
Le premier chapitre – le plus long – relate les huit années de mariage de la mère et sa longue descente vers le fond.
Le deuxième chapitre nous donne le point de vue de l’homme. Désormais seul, il rumine sa colère et sa blessure de mâle dominant à qui sa proie a échappé contre toute attente. Un violent que rien n’excuse mais « qui ne peut pas avoir tous les défauts ». Il a du courage, de la volonté, des idées pour développer la ferme, prendre le train du progrès dans les années Giscard. Il avance malgré le regret de ne pas avoir « de suite », sa descendance ne reprendra pas le flambeau.
Et enfin un peu d’apaisement dans les trois pages du dernier chapitre. L’une des filles revient à la maison d’enfance pour la fermer avant la vente. Elle laisse derrière elle les souvenirs d’un temps dont elle aura mis longtemps à guérir. Les dernières lignes sont empreintes de douceur, une douceur baignée de la lumière d’automne, loin de la violence initiale.
Avec une implacable économie de moyens, Marie-Hélène Lafon nous entraîne dans les méandres de la maltraitance, de la peur et du silence qui irriguent chaque page de ce roman. Elle sait de quel pays elle parle, de quel enfer, quelle omerta voilent pudiquement les apparences de vie « normale » et elle nous les livre sans fards, avec un sentiment d’urgence qui couve et ne peut pas s’encombrer de jugements ou de commentaires. Pas de pathos ni de voyeurisme, une écriture brute, nue, coupante.
Un roman puissant, elliptique, qui laisse une trace durable.
Un auteur : Marie-Hélène Lafon
Marie-Hélène Lafon est née à Aurillac en octobre 1962. Originaire d’une famille de paysans du nord Cantal, elle fait ses études secondaires dans des pensionnats religieux de Saint Flour jusqu’à l’âge de 18 ans. Elle s’inscrit à la Sorbonne à Paris où elle obtient un doctorat de lettres Classiques et Modernes et une agrégation de grammaire. Elle se lance dans la littérature à 34 ans avec des nouvelles et obtient le prix Renaudot des Lycéens en 2001 avec un premier roman, « Le soir du chien ».
Elle a publié depuis nombre d’essais, de nouvelles (prix Goncourt de la Nouvelle en 2016) et de romans dont « Histoire du Fils », prix Renaudot en 2020.
Elle enseigne toujours le latin, le français et le grec à Paris.
Son écriture plonge ses racines dans son Cantal natal et la rivière qui a baigné son enfance, la Santoire.
« Les sources » constituent une étape dans la carrière de Marie Hélène Lafon ne serait-ce que par la durée de la rédaction de ce dernier roman né d’un sentiment d’urgence irrépressible. Elle le précise dans plusieurs interviews : la première partie a été initiée et écrite en huit jours à la fin du mois de février 2022, à Paris et non à « l’épicentre du séisme », puis à l’instigation de son éditrice (à qui le roman est dédié) elle rajoute le chapitre consacré au flux de conscience du père. Puis vient le dernier chapitre, épilogue apaisé de ce roman fulgurant. Fin juin 2022, elle y met le point final, soit en tout quatre mois, ce qui est inhabituel chez cette autrice. Doit-on y voir un dévoilement, une façon de s’approcher de l’essentiel ? A la question : la fiction est-elle un garde-fou ? elle répond qu’elle n’écrit et ne publie que des livres qui lui sont « nécessaires » mais elle précise « qu’elle n’invente rien, elle réinvente tout ».